Approche psychanalytique de la « cyberculture » contemporaine

Nous pouvons aujourd’hui observer un réel engouement des différentes générations (jeunes et moins jeunes) pour le jeu vidéo, véritable phénomène économique et social ayant d’importantes retombées culturelles. Les jeux vidéo sont d’ores et déjà entrés dans l’histoire culturelle du XXIème siècle, comme on peut l’observer avec l’apparition d’écoles de formation, d’associations d’amateurs, d’emprunts transmédiatiques à la littérature comme au cinéma, de compétitions « e-sport » de haut niveau, etc. Le Ministère de la Culture et de la Communication a d’ailleurs affirmé sur son site internet qu’« Avec un chiffre d’affaire mondial (équipement et jeux) de plus de 52 milliards d’euros en 2011, le jeu vidéo est devenu la première industrie culturelle mondiale devant le cinéma et la musique enregistrée ».

Ainsi, il nous apparaît essentiel de nous interroger sur ce qui pourrait expliquer un tel investissement des individus envers les jeux vidéo. En effet, si le plaisir vidéoludique prend autant d’importance chez de nombreux sujets, et que certains enfants le privilégient au jeu comme nous avions l’habitude de le connaître et qu’ils pouvaient pratiquer avec leurs jouets, cela signifie que les jeux vidéo auraient, en fonction des possibilités offertes au joueur par les développeurs et l’univers proposé, un « pouvoir d’attraction »  particulier pour les sujets-joueurs.

Suite aux différentes lectures et recherches que nous avons pu effectuer, ainsi que par notre expérience personnelle de joueur, nous pensons pouvoir relever trois concepts qui, selon nous, permettent aux jeux vidéo de se démarquer des autres pratiques ludiques : l’immersion, le rapport entre le joueur et son avatar et l’écart réduit entre fantasmes et réalité.

L’immersion permet en effet de jouer sur l’illusion de la réalité proposée dans le monde virtuel tout en empêchant au sujet de percevoir les images en périphérie de son champ de vision : le temps n’aura plus la même consistance et l’environnement du sujet sera réduit à l’environnement du jeu. Arsenault et Picard donnent d’ailleurs une définition précise de l’immersion.

« Un phénomène qui se produit lorsqu’une couche de données médiatisée est superposée à celle non-médiatisée avec une force et une étendue telles qu’elle empêche momentanément la perception de cette dernière. »[1]

Ces deux auteurs décrivent d’ailleurs trois différentes perspectives d’immersion dans les jeux vidéo :

  • L’immersion sensorielle : elle peut être décrite comme le moment où les différents sens du joueur sont « accaparés », et que toute information sensorielle provenant du monde réel est « voilée » par ce qu’il se passera dans l’écran. Le joueur sera entièrement concentré sur le monde virtuel proposé par le jeu ;
  • L’immersion fictionnelle : lorsque le joueur est absorbé par l’histoire, le scénario du jeu, ou lorsqu’il s’attache « émotionnellement » à un avatar numérique ;
  • L’immersion systémique : elle se produit « lorsqu’un point d’équilibre est atteint entre les habilités du joueur et les défis proposés par le jeu»[2].

Bien évidemment, chaque jeu vidéo diffère des autres en fonction des formes et degrés d’immersion qu’il propose, du type d’avatars qui peuvent être contrôlés et des possibilités d’interactions qui s’offrent aux joueurs. La capacité d’investissement de ces derniers dépendra également de leur propre singularité, tout comme les impacts que pourront avoir sur eux leurs pratiques vidéoludiques.

Nous conseillons fortement aux personnes intéressées par la question de l’immersion de se référer à l’article d’Arsenault et Picard, mais également à celui de Yann Leroux (2012) qui reprend de manière claire et construite ces trois types d’immersion vidéoludiques et  les met en lien avec la métapsychologie freudienne. Les références de ces articles peuvent être trouvées dans la bibliographie de cet écrit.

A propos du rapport entre joueur et avatar, nous pouvons constater une possibilité d’identification imaginaire chez le sujet, l’avatar étant perçu dans l’image et non en tant que personne réelle, un peu comme l’image que l’enfant verra au départ en se regardant dans un miroir. Le jeu vidéo va en effet permettre au sujet de pouvoir s’approprier son personnage virtuel et de lui donner un rôle de « miroir conteneur » (Givre, 2013) pouvant gérer à l’extérieur une partie de son intériorité psychique. Le joueur crée ainsi un être unique dans lequel il pourra déposer et mettre en scène certaines de ses parts subjectives. L’avatar contrôlé par le joueur pourra être anthropomorphe ou non, tant qu’il peut être perçu comme la matérialisation virtuelle de son intention d’action (Virole, 2013).

Rappelons au lecteur que les caractéristiques que le joueur peut rajouter ou enlever à son avatar sont appelées « objets » : l’avatar ne serait donc au final qu’un assemblage d’objets numériques, comparables à des objets partiels mobilisant le désir chez le sujet et lui offrant la possibilité d’une mise en sens de l’objet (Tisseron, 2009). L’avatar devient alors le point de départ du désir mais également son point d’arrivée, puisqu’il montre au joueur tout ce qu’il peut lui donner. De plus, il lui permet de devenir le spectateur de ses propres actions et émotions dans un monde virtuel, entrant et interagissant dans le jeu : l’avatar devient alors véhicule des émotions et de la subjectivité du joueur, renforçant ainsi son implication immersive.

Enfin, le jeu vidéo propose à son utilisateur un univers fantasmatique dans lequel l’écart entre fantasme et réalité, ou entre perceptions et représentations, est grandement réduit. Le joueur pourra ainsi trouver une possibilité d’exprimer librement son agressivité en toute sécurité, maîtriser certaines angoisses insupportables (telles que l’angoisse de séparation ou de castration), ou chercher la réalisation d’un désir inconscient. Les mondes numériques offrent en effet au sujet une plus grande possibilité de maîtrise des angoisses car la fréquence des actions et péripéties est plus grande que dans le monde réel, étant en effet une des caractéristiques principales de tout jeu vidéo.

Enfin, il nous paraît important de préciser que les jeux vidéo pourraient finalement aider l’adolescent dans son passage à l’âge adulte, en l’aidant à percevoir le bénéfice qu’il a à quitter le monde tel qu’il a pu l’imaginer, à rentrer dans le « monde réel », et pour qu’il s’estime capable de répondre aux attentes des autres sur lui. Ils peuvent ainsi être considérés comme des espaces de subjectivation (Tordo, 2013), dont l’organisation fantasmatique du joueur serait le moteur, tant que ce dernier ne reste pas « enfermé » dans un repli sur soi et qu’aucun lien avec un autre ne puisse être fait, que ce soit dans le jeu-même ou dans la réalité extérieure. C’est en effet par une pratique solitaire « fixée » dans un jeu, coupée de tout rapport à l’altérité, que l’utilisation des outils numériques pourra s’avérer pathologique et provoquera, par conséquent, une sorte de « blocage » de la subjectivation. Si l’adolescent arrive à trouver un lien à l’autre dans son jeu ou en dehors de celui-ci, en partageant son expérience vidéoludique par exemple, un réel épanouissement sera alors possible.

Le rôle du thérapeute peut alors être considéré comme important dans le sens où il permettra de créer ce lien qui peut manquer chez certains utilisateurs, par l’intérêt que pourra montrer l’analyste envers les pratiques vidéoludiques de son patient et les questions qu’il pourra lui poser à ce sujet (A quoi joues-tu ? Qu’est-ce que tu aimes dans ce jeu ? Parle moi un peu de ton avatar, à quoi ressemble-t-il ? etc.). L’utilisation des jeux vidéo comme médiateurs dans la thérapie peut également s’avérer utile et intéressante. Elle permet en effet, en plus de créer ce lien à l’autre par un cadre patient-écran-thérapeute, d’éclairer la compréhension d’éventuelles problématiques du patient par des observations et interprétations sur sa façon de jouer et les « actions virtuelles »  qu’il réalise. Un rapport avec la théorie kleinienne sur l’utilisation du jeu en thérapie est ici possible, mais il nécessite cependant une connaissance suffisante des causes de l’investissement des joueurs pour le jeu vidéo et des effets de ce dernier sur l’individu.

Les jeux vidéos peuvent ainsi bel et bien être considérés comme les vecteurs d’une « cyberculture » à laquelle les psychothérapeutes devraient se familiariser afin de pouvoir améliorer leur lien avec les jeunes patients.

Bibliographie

Arsenault, D. & Picard, M. Le jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif : les trois formes d’immersion vidéo ludique. http://ludicine.ca/sites/ludicine.ca/files/arsenault,-picard—le-jeu-video-entre-dependance-et-plaisir-immersif_0.pdf

Givre, P. (2013). Figures virtuelles et « jeux auto-subjectivants ». In S. Tisseron, Subjectivation et empathie dans les mondes numériques (pp. 51-82). Paris: Dunod

Leroux, Y. (2012). Métapsychologie de l’immersion dans les jeux vidéo, Adolescence 1/2012 (n°79), p. 107-118.

Tisseron, S. (2009). L’avatar, voie royale de la thérapie, entre espace potentiel et déni, Adolescence 3/2009 (n° 69), p. 721-731

Tordo, F (2013). Le Jeu vidéo, un espace de subjectivation par l’action : l’auto-empathie médiatisée par l’action virtuelle, Revue québécoise de psychologie, 34, pp 245-263

Virole, B. (2013). La technique des jeux vidéo en psychothérapie, In S. Tisseron, Subjectivation et empathie dans les mondes numériques (pp. 31-50). Paris: Dunod

[1]Arsenault D., Picard M. « Le jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif : les trois formes d’immersion vidéo ludique ». http://ludicine.ca/sites/ludicine.ca/files/arsenault,-picard—le-jeu-video-entre-dependance-et-plaisir-immersif_0.pdf

[2]Ibid.

Olivier Duris

Psychologue clinicien, Olivier Duris est spécialisé dans l’étude des outils numériques et dans leur usage en thérapie.